Au lendemain de leur prise de pouvoir fin 1917, les bolcheviks lancent deux chantiers destinés à changer en profondeur l’école russe : la polytechnisation qui doit, dans la lignée des écrits de Marx et Engels, réconcilier instruction et travail à la production, et la prolétarisation qui doit favoriser les masses laborieuses dans l’accès aux études – une forme de discrimination positive. Les hésitations, puis la réaction et les bouleversements du stalinisme et de la guerre mettent entre parenthèses ces deux axes de la politique soviétique. Ils refont surface après 1953, alors que des débats sur l’enseignement reprennent dans la sphère publique. Successeur de Staline, Nikita Khrouchtchev impose une perestroïka (refondation) de l’école et de l’université qui vise autant l’avènement du communisme par le respect du travail physique et la promotion des ouvriers et des paysans, que la fin de l’agitation étudiante née suite au « Rapport secret » de 1956, et l’amélioration du recrutement dans certaines branches de la production industrielle et agricole, marquées par la diminution du travail forcé.
Le 24 décembre 1958, après une vaste campagne officielle, est votée une loi destinée à « rapprocher l’école et la vie » – réactivation d’un slogan des années 1920. Mais derrière l’unanimité de façade, des désaccords ont vu le jour pendant sa discussion. Les acteurs de l’enseignement et de la recherche – responsables administratifs, pédagogues, universitaires, membres de l’Académie des sciences – ont pesé sur la réforme, atténuant sa dimension idéologique au profit d’une vision technocratique du projet soviétique.
Comment s’est déroulé le processus de décision et comment s’explique le faible impact de la loi sur la démocratisation scolaire en URSS ? En quoi l’opposition à la réforme a-t-elle permis à des scientifiques influents de mettre en place des filières d’élite parallèles (« écoles spéciales », université de Novossibirsk), au nom d’un idéal de méritocratie savante ? Que nous disent ces tensions sur les rapports de force et d’autorité au sommet, sur l’influence réelle de l’utopie communiste, sur le « Dégel » et ses contradictions ? En s’appuyant sur des archives inédites, ce livre ouvre une nouvelle fenêtre pour observer la société russe-soviétique et éclairer les débats sur l’école et l’université qui s’y sont déroulés, permettant des comparaisons avec d’autres pays et contextes.
Docteur en histoire contemporaine, Laurent Coumel est enseignant au lycée Eugène-Delacroix à Drancy (Seine-Saint-Denis) et chercheur rattaché au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (EHESS-CNRS) à Paris.